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Art et artisanat kabyle, rencontre avec Amar Lounas

Nous avons eu le plaisir de recevoir la semaine dernière, dans les locaux de Touiza Solidarité Ile-de- France, Amar Lounas. Il est revenu durant cette interview sur la poterie Kabyle, la transmission de ce savoir, son lien avec sa mère et avec la Kabylie…

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Pouvez-vous vous présenter ?

Amar Lounas, architecte et membre de Touiza Solidarité Ile-de-France par accident [rires] ! A l’époque l’équipe de Touiza recherchait des enfants du pays vivant à l’étranger et pouvant apporter quelque chose à leur pays d’origine. Au départ mon intervention n’avait aucun lien avec l’artisanat, je devais intervenir sur mon domaine de travail qui est l’architecture et l’urbanisme. On voulait monter un atelier pour sensibiliser les jeunes à la notion d’espace public. Ce qui nous intéressait c’était de focaliser nos efforts sur des petites choses qui peuvent apporter un plus à la population. L’artisanat kabyle, c’est quelque chose qui est venu après l’exposition internationale de Terre et d’argile de 2011. C’est là que j’ai fait valoir cette « curiosité ». Suite à l’exposition, des tableaux ont été montrés, et ont même servi pour les visuels du projet CODESOL de Touiza !

Comment avez- vous eu accès à cet artisanat, qui est traditionnellement réservé aux femmes ?

La première fois, c’était une invitation du ministère de la culture Algérienne pour une exposition. Quand j’ai demandé à ma mère de m’accompagner, elle a été choquée car elle ne voulait pas que je touche la terre ! C’est vraiment un travail manuel qui est réservé aux femmes.

Pour moi, la sculpture me propulse dans un travail de création. Pour elle, c’est une activité de besoin, d’utilité, et de subsistance. Elle fabrique des ustensiles avec de la terre, mais elle ne nomme pas cela « activité artistique ». C’est tout le travail que j’avais entrepris avec Touiza… Comment ces personnes peuvent-elles devenir des maîtres ou maîtresses d’œuvre en s’accaparant des matériaux et en valorisant leur travail, qui a complètement été mis de côté ? Si vous travaillez un objet, que vous y mettez du cœur et que vous essayez d’inventer une autre façon de voir et de s’approprier cet objet, ce savoir-faire ancestral est d’une valeur inestimable.

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Exposition à Ryad el Fath Alger

Vous travaillez avec votre mère ? Comment cela se passe ?

Je commence par faire des croquis de ce que l’on va faire, ensuite ma mère m’aide à construire le substrat de terre, puis je travaille le signe. On a des cadres métalliques qui font 1,30mx1,30m, sur lesquels on met du bois pour que la terre ne passe pas, puis on met un grillage à poules pour que la terre s’accroche et ne tombe pas. Sur la dernière couche, la couche superficielle, on fait un lissage avec des lisseuses. Et sur cette surface lisse je travaille ensuite le signe.

Etes-vous le seul à vous être intéressé à l’artisanat aux côtés de votre mère ? Et pourquoi ?

Je suis l’ainé, et l’ainé a toujours initié des solutions mais qui ne sont pas toujours reprise par ses frères et sœurs. Dans un contexte culturel particulier, il y a des choses que nous faisons de manière automatique et machinale. Mais, quand on observe les choses de loin, ce recul critique, nous permet de voir cela comme des œuvres. C’est en fait la question de la transmission qui se pose… Chaque chose qui est entreprise dans ce monde doit à un moment être acheminée, et être donnée soit à sa progéniture, soit à ses contemporains, car on se doit de partager cette culture. Finalement, ce savoir, qui a parcouru des siècles et des siècles, nous parvient sans grand changement, si ce n’est la manière infime dont la figure se transforme. Malgré le temps, il est resté intacte, et c’est ce qui m’intéressait. Je souhaitais mettre en avant la dimension culturelle et artistique parce que j’y trouve du sens.

Quelle est la différence entre votre travail et celui de votre mère et des femmes potières ?

Leur travail je ne peux pas le faire, c’est impossible ! Ce qui est bien avec ce qu’elles font, c’est l’imperfection de l’objet ! Moi je travaille l’arrondi comme j’aimerais qu’il soit… Pour elles, ce qui est essentiel, c’est qu’il y ait une représentation du galbe puis le reste ce n’est pas grave…Enfin en tout cas elles ne voient pas d’imperfection dans ce qu’elles font. Elles accomplissent un geste qui est machinal. Elles ont, je dirais, une « intelligence du geste ». Ce sont des femmes qui n’ont jamais connu l’école, mais la manière dont elles produisent ces choses-là est remarquable ! Elles comprennent que l’association des formes construit un objet. Moi sans croquis je ne peux rien faire !

Et selon vous, comment ont été choisis les symboles ?

C’est la question que je me pose ! Je ne sais pas, je sais seulement qu’il y a une représentation. Quand je parle de la manière dont ses femmes ont reproduit l’extérieur, j’imagine une femme observant la nature, et comme la nature est loin, elle la rapproche d’elle en la transcrivant sur un mur. Et puis, on est dans l’abstraction, et non pas dans la figure. Le peintre figuratif tentera de représenter par le vide et le plein, ce qu’il observe, mais là non, c’est une interprétation personnelle. Je représente la lune comme j’ai envie de la représenter ce n’est pas forcément un rond. C’est une autre symbolique qui est propre. J’aurais aimé rencontrer la première femme, ou le premier homme on sait pas [rires], qui a dessiné ça !

Alors comment décrypter ces symboles ?

On fait un décryptage « élément par élément ». Par exemple, chez nous, la présence du serpent dans les maisons veut dire ange gardien. Et cette représentation est identique chez les Burkinabés. C’est presque une représentation d’une symbolique paternelle. Il serait prétentieux de dire que je sais décrypter ces signes là… Non, il y a quelques signes qui sont souvent répétés, donc on les reconnaît.

Aucun signe n’est dessiné de manière similaire. Chaque potière en reprenant le dessin, introduit un élément. C’est vraiment sa touche personnelle ! Le signe subit des contractions, des changements. Ce qui conduit à une difficulté d’interprétation, mais il existe quand même un substrat commun, qui est celui du dessin originel.

Pouvez-vous nous parler de vos tableaux et de votre travail ?

Par exemple, prenons le tableau sur la Baie d’Alger. La mer qui est représentée ici, est remplie de signes berbères, c’était vraiment une manière de descendre la culture jusqu’aux tréfonds des océans …culture inobservable et complètement occultée.

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Exposition pour le 10ème congrès de la Société Algérienne de Rhumatologie (Hôtel Aurassi) Alger

Sur le tableau suivant, on a le symbole de fertilité avec la graine, fertilisée par le rapport au soleil. Ensuite très schématiquement j’ai inséré un mouvement très sinusoïdal, très escarpé. C’est une technique de relief qui est utilisée dans les jarres. On a aussi une symbolique de bateau se frayant un chemin dans l’eau. L’eau nous renvoie à une pureté, à quelque chose de clair, de limpide, et en même temps d’incompressible. La notion de liberté est ici représentée par l’eau et son mouvement. L’eau c’est également la source, il y a donc aussi la représentation d’un univers féminin qui est clos : les choses se disent entre femmes et ne peuvent pas être entendues par les hommes….

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Exposition à Tlemcen

Et du coup, pour faire ce travail sur les signes vous avez réussi à vous immiscer dans cet univers ? Ou c’est votre mère qui vous a transmis ces connaissances ?

Il y a tellement de pudeur dans la langue, qu’on a du mal à avoir toutes les réponses aux questions que l’on se pose. Il y a beaucoup de choses qui ne peuvent pas être dites. On repart toujours avec les mêmes lacunes qu’en arrivant ! Par contre, une femme pourrait, je crois, entamer ce travail sur les signes. Le problème est qu’il n’y a presque plus de potières, et en trouver qui pourraient donner ce savoir avec la même intensité n’est pas évident. Pour moi, c’est une curiosité presque féminine que j’ai, parce que ma mère travaille ça, et que j’y ai trouvé un intérêt.

Savez-vous si elles vendent leurs poteries ?

La vente est un concept moderne et récent. Originellement, la poterie est faite pour répondre aux besoins d’usage d’une famille. En revanche, il y a eu échange. C’est-à-dire que l’objet de terre modelé était un élément de transmission de village en village. Les poteries pouvaient être des parchemins transmis pour décrire des situations. Si par exemple, il y avait un éventuel mariage entre un homme d’un village et une femme d’un village voisin, les rencontres aux sources étaient sujets à des discussions sur les futurs mariés. Ensuite, les femmes, pouvaient peindre une symbolique, une certaine caractéristique de cet homme ou de cette femme et transmettre les informations. Là encore ce ne sont que des suppositions. Mais si l’ornement existe, c’est qu’il y a message à transmettre….

Vous avez dit que chaque chose devait-être transmise, mais aujourd’hui il est pourtant difficile de préserver et de transmettre l’artisanat kabyles aux jeunes, pourquoi ?

En effet, pour moi, cela nous renvoie au manque d’espace de transmission. Pour qu’il y ait transmission il faut un endroit où peuvent se réunir des personnes avec un transmetteur, qui va faire part de sa connaissance à ceux qui l’attendent, sans forcément la demander. La transmission n’a jamais été un acte volontaire… En écoutant, en regardant, on retient le geste. Et parfois à un moment dans notre vie ce geste ressurgit. Je ne peux pas dire qu’il manque de transmission, je suis sûr qu’elle existe. Mais c’est vrai qu’on a tellement d’éléments qui nous donnent de l’information et de la connaissance qu’on se satisfait de cela, et on ne dispose pas de suffisamment de temps pour apprendre une technique ou une manière de faire.

La transmission au fils ne se faisait pas avant ?

La transmission se fait plutôt à la fille. Dans mon cas, c’est du vol ! [rires] J’ai tout appris par l’observation et le mimétisme. Mais quand une personne a un réel intérêt pour l’art, dans son acception la plus large il peut y avoir transmission. C’est à dire, qu’on n’est pas porteur d’un projet dès la naissance, on le reprend quand quelqu’un le délaisse ou bien nous le fait don.

Jusqu’à présent même quand ma mère me voit faire, elle me dit « moi je fais tout et toi tu viens dessiner », alors que j’ai aussi envie de contrôler la consistance de la terre qu’on met, etc. Elle aimerait que je ne touche pas la terre mais c’est tellement agréable d’avoir les mains pleines de terre et d’argile !

Pensez-vous que de plus en plus de fils vont apprendre l’art de la poterie ?

Statistiquement je n’en ai aucune idée ! Mon souhait est que plus de gens s’y intéressent. Il y a selon moi un travail intellectuel à entreprendre. Comme on peut analyser une peinture impressionniste par exemple, on peut aussi travailler sur l’analyse picturale d’un objet terre.

Y’a-t-il encore une place pour l’artisanat utilisé comme de l’artisanat ou est-ce que cela doit passer maintenant par l’art pour être développé ?

Non, quand j’emploie le terme « art », je fais appel à des Hommes qui peuvent valoriser cette technique par une démarche intellectuelle. Le statut « d’artisanat » m’intéresse encore plus, car là on a le droit de se tromper. On n’est pas obligé de dessiner comme un étudiant, ou un peintre qui sort d’un système académique qui doit exécuter ses figures comme il les a apprises. Ici le terrain est fait pour l’improvisation ! On procède par tâtonnement et on est souvent étonné par le résultat. Il n’y a aucune garantie ! Pour moi, la notion d’artisanat doit être protégée. D’ailleurs dans « artisanat » il y a art. L’artisanat est constitué par l’art.

Et selon vous de quoi a-t-on besoin pour que cet artisanat perdure ?

Ce qui me rendait service il y a 20, 30 ans ou 100 ans, je voudrais qu’il me rende service aujourd’hui encore mieux. Là il y a une réflexion à engager sur l’esthétique et l’art.

Je me suis intéressé à l’artisanat en étant en France, en mettant de la distance avec la Kabylie. Cette distance permet de réapprendre grâce à un prisme d’ailleurs. Le regard porté sur ce travail est différent. Si les jeunes voyaient cette portée, ils pourraient prendre conscience que c’est un patrimoine. Mais c’est notre vision qui doit changer la leur….

Pour finir, quel lien gardez-vous avec la Kabylie ?

C’est un lien indéfectible ! C’est l’héritage d’une grande tradition, un lien avec la terre. Le plus important et le plus précieux est le rapport à la langue et au langage, puisqu’il nous rappelle pour qu’on se souvienne. C’est ce qui fait le lien entre hier et aujourd’hui, entre nous et ceux qui nous précédés…s’zik igela tura

Retrouver l’ensemble du travail d’Amar Lounas en suivant ce lien : http://alounasarchitecture.com/artsetartisanats/

Les dernières potières d’Ait Ouarzedine

Malika, de l’association Dena qui oeuvre pour le redynamisation des villages, le maintien de la population locale et la préservation des « savoir faire » en Algérie, nous raconte le travail des potières du village d’Ait Ouarzedine. 

Le témoignage ci -dessous est extrait d’un projet de film de l’association Dena. 

A travers ce récit, on comprend l’importance de préserver ce savoir faire ancestral… 

Elles s’appellent Ouardia, Melha, ce sont les 2 dernières potières artisanes du village d’Ait Ouarzedine. Habillées dans leurs tenues traditionnelles colorées, elles confectionnent plats, jarres, assiettes comme le faisaient leurs aïeules.
Quand on leur demande comment elles ont appris ce savoir-faire, elles répondent qu’elles ont regardé leur mère et leur grand-mère…
Elles répètent des gestes qu’elles ont vu faire. La transmission s’est faite de mère en fille, depuis des générations.
La modernité n’a aucunement altéré le procédé ancestral de fabrication. Les poteries sont les mêmes que celles qui existaient il y a 10 ans, 50 ans, 100 ans, 200 ans…
A l’approche du printemps, nos 2 potières arpentent les montagnes pour aller chercher leur matière première « la terre ». C’est la période idéale pour extraire la terre, pas trop humide ni trop friable.
Elles portent leur butin sur la tête.

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Arrivées dans leur « atelier » cabane de branchages dans le jardin couverte d’une tôle, elles nettoient la terre, retirent les brindilles pour extraire la partie argileuse.
Quand la terre a bien décanté, les femmes s’attèlent au travail de poterie.

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Les outils sont rudimentaires :
– Des fines branches pour les orifices,
– une pierre plate pour lisser,
– un seau d’eau pour humidifier.

Le façonnage des poteries reste complètement manuel par la technique dite des colombages. Même les jarres d’1 mètre de hauteur sont façonnées de la sorte. Des morceaux de terre modelés en forme de boudins sont superposés les uns après les autres après avoir été scellés au précédant en l’écrasant.
Une fois le travail achevé, les potières vaquent à leurs occupations ménagères. Elles reviendront sur leurs oeuvres dans quelques jours…
Les poteries sont sèches, Ourdia et Melha prennent successivement chaque poterie dans leurs bras, les poncent légèrement en les caressant amoureusement d’une pierre plate. Les parois doivent être bien lisses pour accueillir la décoration.
On devine des pinceaux, des poils de chèvre rassemblés moulés dans de l’argile. Il y a des couleurs, une pierre pâle pour la couleur ocre, une très sombre pour la coloration noire et une rouge.
On interroge Ouardia pour savoir ce qu’elle va dessiner ou représenter sur ses poteries. Elle ne sait pas, elle ne connait pas la signification des symboles qu’elle dessine. Elle répète des gestes vus et revus des décennies auparavant. Elle laisse le pinceau, la main, l’esprit, la guider…

Elle commence par le fond, elle badigeonne d’ocre ou de rouge.
Les potières nous invitent à revenir le lendemain, la peinture doit sécher.
Le lendemain, le travail artistique commence, Ouardia aligne les symboles sur les poteries spontanément. Elle ne sait pas ce qu’elle représente mais elle le fait sans hésitation. De temps à autre, elle fait une pause, puis retouche une figure, un losange mal fermé, rajoute un point… Ses gestes sont sûrs et maîtrisés. Quand la dernière assiette a reçu sa décoration, elle lève la tête vers nous avec un sourire de fierté.

Il reste l’ultime opération de cuisson. Les 2 femmes se concertent pour décider du jour. La cuisson se fait dans un grand feu de camp, il faut collecter les branchages, les bouses de vache sont déjà prêtes et empilées. C’est Ourdia qui s’affaire à la préparation du feu.

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Les branches sont disposées au sol en arc de cercle, progressivement jusqu’à atteindre un cercle de 3 mètres de diamètre. Quand les branches sont trop longues, Ouardia les casse habilement en prenant appui sur son genou. Les poteries à cuire sont disposées au centre du foyer. Les intrigantes bouses de vache vont servir à couvrir le feu pour le maintenir allumé le plus longtemps possible. Puis des branches sont ajoutées, disposées en épis.
Le travail de préparation est un véritable spectacle. Beaucoup de villageoises viennent y assister. Au moment d’allumer le feu, Ouardia semble nerveuse, elle a oublié le tissu rouge. La protection qui éloigne le mauvais sort et empêche les poteries d’éclater. Il y a une agitation, une jeune fille arrive en brandissant un tissu rouge. Il est hissé sur une branche.

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Le feu prend, la nuit tombe, c’est féerique. Des grillades sont improvisées, des pommes de terre sont jetées dans le feu.
Il y a un véritable air de fête dans ce rituel de cuisson.
Quand le feu est complètement consumé, les potières dégagent les poteries avec soulagement. Il n’y a pas de casse, elles sont toutes intactes !
Pour finir, les poteries doivent être vernies à la résine de pin, mais à Ait Ouarzedine, les poteries ne sont pas vernies. Elles restent à l’état brut..

Symboles dans l’artisanat kabyle

D’après l’article de Youssef NACIB, Aspects magico-symboliques dans l’imagerie artisanale du Djurdjura

En plus de leur aspect utilitaire ou esthétique, les objets artisanaux kabyles ont aussi eu une fonction magico-religieuse, réconfortant non plus le corps mais l’âme des ruraux. Le langage symbolique de ces œuvres a permis à cette culture antique de franchir les siècles. Par-delà l’émotion esthétique procurée par ces productions, nous sommes en présence de tout un code de normes sociales et de valeurs éthiques. Une fibule ne se porte pas seulement pour sa beauté, mais elle peut aussi contenir un talisman protecteur ou indiquer que la jeune fille qui la porte est promise. Les motifs décoratifs sont porteurs d’idées riches et nombreuses, de représentations philosophiques du monde, de la vie, de la mort, du travail, de l’espérance.

Ornement géométrique et alphabet

La décoration de l’artisanat kabyle s’appuie sur quelques leitmotivs. Le premier est la figure géométrique. Triangles, losanges, chevrons, médaillons, croix, cercles et lignes droites se retrouvent invariablement. Au niveau des couleurs, le rouge, le jaune et le noir sont les trois teintes les plus employées.

On peut remarquer que certains motifs décoratifs présents sur les bijoux, poteries et tissages ressemblent aux caractères de l’alphabet tifinagh (alphabet utilisé par les Berbères). Il se compose de lettres qui sont principalement des lignes géométriques : angles, points, lignes droites, cercles, arcs de cercles, ovales. Etant donné que la civilisation amazigh s’est épanouie sans avoir généralisé l’usage de l’écriture, l’art et l’artisanat populaires demeurent la voie d’accès privilégiée vers ses premiers messages. Ils sont imprégnés de philosophie et de sacré. L’utilisation des caractères de l’alphabet tifinagh n’est pas seulement due à une volonté esthétique, mais traduit aussi l’affectation de sens plus ou moins ésotérique à des signes de l’alphabet. En recourant à ces signes, l’artisan fait remonter à la surface des résurgences antiques (l’alphabet tifinagh était pratiqué avant l’avènement de l’Empire romain en Afrique) et médiévales (les tapis et mosquées des dynasties berbères du Moyen-Âge possédaient aussi cet ornement géométrique). De plus, le motif géométrique possède une autre vertu : offrir à une société analphabète la transmission d’un message culturel (la géométrie permet des régularités constantes) ainsi que l’expression (sans être explicite) de tout l’univers féminin inaccessible aux hommes.

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Alphabet tifinagh

L’importance de la fécondité

La fécondité est symbolisée de plusieurs manières par les artistes kabyles : sous la forme d’une poitrine féminine portant deux points noirs au-dessus ou au-dessous des seins ou encore par un point isolé entouré d’un cercle (il symbolise la vie portée et donnée par les femmes). C’est ainsi que potières et tisseuses exprimaient par le dessin leur vécu biologique et leur condition sociale (la femme stérile était à l’époque marginalisée, car la naissance d’un enfant, mâle de surcroit, signifiait une réduction potentielle des défis et des périls). Au-delà du dessin, la forme même de l’objet peut avoir une signification ou être investie d’une fonction magique et superstitieuse. Ainsi la lampe à huile d’autrefois de chez les Aït-Venni évoquait-elle par sa forme un accouplement humain très stylisé, auquel cas la partie essentielle de la lampe représenterait une femme debout relevant ses jupes tandis que la partie renflée du corps de la lampe serait le ventre de la femme (encore un symbole de fertilité).

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Source : Le guide de la culture berbère, par Mahand Akli Hahhadou

Un bestiaire riche et varié

Dans la poterie kabyle, le taureau représente la reproduction biologique. Sur des céramiques, on peut observer des pictogrammes l’associant à la lune, elle-même symbole de la féminité et de la nuit (quand le soleil représente la virilité et le jour). Ce couple taureau-lune est le pendant du couple ciel-terre que l’on retrouve abondamment dans les motifs décoratifs berbères, transcription cosmique de la fertilité.

En plus du taureau, d’autres animaux ornent les productions artisanales kabyles. Le bélier (autre transmetteur de vie), le serpent (péril, angoisse et mort, mais aussi l’emblème masculin arrogant dressé face à la fragilité féminine), les oiseaux (hirondelle et perdrix sont en particulier des objets de vénération, la première en raison des légendes en faisant un animal aimé du Prophète, la seconde symbolisant la grâce, la fragilité et l’amour maternel et étant l’archétype de la femme idéale, avenante et aimante, par opposition à la poule, sotte et maladroite), l’araignée (alors que le Prophète était poursuivi par ses ennemis, elle aurait tissé une toile à l’entrée de la grotte de Hira, le soustrayant à l’agressivité et l’impiété de ses poursuivants), le lézard, le poisson, l’abeille, l’escargot, le scorpion, sont autant d’animaux qu’on retrouve sur les productions artisanales kabyles.

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Source : Le guide de la culture berbère, par Mahand Akli Hahhadou

La vannerie

Moins connu et médiatisé que les poteries, bijoux et tapis, moins pratiqué également, l’artisanat traditionnel de la vannerie (l’art de tresser des fibres végétales pour fabriquer des objets variés) constitue néanmoins une richesse patrimoniale de la Kabylie. Production tant utilitaire que décorative, la vannerie permet  à de nombreux foyers d’arrondir leur fin de mois, dans une région montagneuse limitant le travail de la terre et l’élevage du bétail.

Les principaux lieux de production de la vannerie sont Djemaâ-Saharidji, Tizi Ouzou, Aïn Maziab, Aït Aggouacha, Bord Menaïel et Dellys.

Les fibres végétales utilisées sont de plusieurs sortes. Du fait de la disponibilité de l’alpha, du raphia et du palmier nain la vannerie connait un développement important en Algérie. L’alfa sert notamment à la fabrication d’ustensiles de cuisine (plats et dessous de verres, ronds de serviette, plateaux, coquetiers, coffrets pour dattes) pour les nomades car elle est légère à transporter. La vannerie en alpha et raphia est pratiquée par les femmes.

L’osier fut ensuite employé lors de son introduction par les colons français, plus souple, plus pratique, plus esthétique aussi, il permet d’élargir la gamme des produits de la vannerie (grosse vannerie – coffres, fauteuils, paniers, corbeilles à linge, à pain, à fruits, berceaux et landaus, vannerie de décoration…) Le roseau est employé pour la confection de grandes corbeilles et pour les nattes servant à la consolidation des plafonds des maisons traditionnelles. La vannerie en roseau emploie une main-d’œuvre masculine.

Pratique millénaire, mais pratique en voie d’extinction à l’instar des autres domaines de l’artisanat traditionnel, son déclin est dû à plusieurs facteurs : manque de matières premières obligeant à importer (et donc augmentation des coûts), contraintes de la commercialisation, vieillissement des artisans sans que la nouvelle génération ne prenne la relève, manque de perspectives économiques, concurrence de produits plus modernes et standardisés.

L’artisanat traditionnel kabyle en péril

En dépit de son patrimoine exceptionnel, la situation de l’artisanat traditionnel kabyle est périlleuse. Ce savoir-faire séculaire est aujourd’hui dans la tourmente. De nombreux artisans ces dernières années ont fait part de leurs inquiétudes quant au futur de leur profession. Pour la plupart, leur quotidien devient de plus en plus difficile. Quel que soit le type de métier artisanal pratiqué, les problèmes sont toujours les mêmes.

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Tout d’abord, il ne faut pas sous-estimer les assauts de la modernité. L’apparition due à l’évolution technologique de produits bon marchés disponibles qui défient toute production artisanale tend à évincer les vieux métiers ancestraux (c’est ainsi que l’atelier familial du métier à tisser disparait lorsque se développent des ateliers de tissage utilisant du matériel plus moderne).

Ensuite, nombre d’artisans connaissent des difficultés pour acquérir la matière première nécessaire à la fabrication des différents articles artisanaux. Par exemple, dans le domaine de la vannerie, l’osier, produit localement dans la région du barrage de Taksebt ou encore vers Sétif et Béjaia, se raréfie au point de devenir introuvable. Il doit alors être importé d’Espagne, solution coûteuse que tout le monde ne peut pas se permettre. En ce qui concerne la bijouterie, l’argent et le corail deviennent de plus en plus compliqués à acquérir. Achetés fréquemment sur le marché noir à des prix exorbitants, ils augmentent le prix du bijou. La rareté du corail a conduit plusieurs bijoutiers à fermer boutique.

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Face à cette situation, les artisans manquent de terrain à eux pour produire leur propre matière première (par exemple de l’osier). Certains artisans le font chez eux, mais la superficie trop limitée ne permet de produire qu’une petite quantité, mise de côté pour les moments de crise. Certains artisans déplorent le peu de soutien qu’ils reçoivent de la part de l’Etat qui n’intervient pas pour pallier à ce problème de déficit de la matière première et de sa cherté, surtout quand dans le même temps ils constatent que leurs impôts augmentent.

Les artisans sont également confrontés pour beaucoup à l’absence de surface pour vendre ses produits. Dans ce contexte de manque de locaux mis à dispositions, les foires ou salons, tel que le Salon National de l’Artisanat à Tizi Ouzou, sont d’une grande importance pour les artisans.

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Toutes ces difficultés conduisent à une situation très critique et préoccupante pour l’artisanat traditionnel kabyle. Il y a une réelle tendance au vieillissement des artisans, car nombre de jeunes, rebutés par ces problèmes, n’acceptent plus de reprendre le flambeau du commerce familial. Le métier est donc confronté au risque de disparaître, car il ne permet plus de nourrir ceux qui continuent à le pratiquer par passion. Ceux-là existent encore, qui ne veulent pas brader cet héritage.

De ce constat est né notre projet afin de permettre à ces jeunes artisanes et artisans désireux de perpétuer cet art ancestral de vivre de ces métiers.