Archives mensuelles : janvier 2016

Art et artisanat kabyle, rencontre avec Amar Lounas

Nous avons eu le plaisir de recevoir la semaine dernière, dans les locaux de Touiza Solidarité Ile-de- France, Amar Lounas. Il est revenu durant cette interview sur la poterie Kabyle, la transmission de ce savoir, son lien avec sa mère et avec la Kabylie…

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Pouvez-vous vous présenter ?

Amar Lounas, architecte et membre de Touiza Solidarité Ile-de-France par accident [rires] ! A l’époque l’équipe de Touiza recherchait des enfants du pays vivant à l’étranger et pouvant apporter quelque chose à leur pays d’origine. Au départ mon intervention n’avait aucun lien avec l’artisanat, je devais intervenir sur mon domaine de travail qui est l’architecture et l’urbanisme. On voulait monter un atelier pour sensibiliser les jeunes à la notion d’espace public. Ce qui nous intéressait c’était de focaliser nos efforts sur des petites choses qui peuvent apporter un plus à la population. L’artisanat kabyle, c’est quelque chose qui est venu après l’exposition internationale de Terre et d’argile de 2011. C’est là que j’ai fait valoir cette « curiosité ». Suite à l’exposition, des tableaux ont été montrés, et ont même servi pour les visuels du projet CODESOL de Touiza !

Comment avez- vous eu accès à cet artisanat, qui est traditionnellement réservé aux femmes ?

La première fois, c’était une invitation du ministère de la culture Algérienne pour une exposition. Quand j’ai demandé à ma mère de m’accompagner, elle a été choquée car elle ne voulait pas que je touche la terre ! C’est vraiment un travail manuel qui est réservé aux femmes.

Pour moi, la sculpture me propulse dans un travail de création. Pour elle, c’est une activité de besoin, d’utilité, et de subsistance. Elle fabrique des ustensiles avec de la terre, mais elle ne nomme pas cela « activité artistique ». C’est tout le travail que j’avais entrepris avec Touiza… Comment ces personnes peuvent-elles devenir des maîtres ou maîtresses d’œuvre en s’accaparant des matériaux et en valorisant leur travail, qui a complètement été mis de côté ? Si vous travaillez un objet, que vous y mettez du cœur et que vous essayez d’inventer une autre façon de voir et de s’approprier cet objet, ce savoir-faire ancestral est d’une valeur inestimable.

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Exposition à Ryad el Fath Alger

Vous travaillez avec votre mère ? Comment cela se passe ?

Je commence par faire des croquis de ce que l’on va faire, ensuite ma mère m’aide à construire le substrat de terre, puis je travaille le signe. On a des cadres métalliques qui font 1,30mx1,30m, sur lesquels on met du bois pour que la terre ne passe pas, puis on met un grillage à poules pour que la terre s’accroche et ne tombe pas. Sur la dernière couche, la couche superficielle, on fait un lissage avec des lisseuses. Et sur cette surface lisse je travaille ensuite le signe.

Etes-vous le seul à vous être intéressé à l’artisanat aux côtés de votre mère ? Et pourquoi ?

Je suis l’ainé, et l’ainé a toujours initié des solutions mais qui ne sont pas toujours reprise par ses frères et sœurs. Dans un contexte culturel particulier, il y a des choses que nous faisons de manière automatique et machinale. Mais, quand on observe les choses de loin, ce recul critique, nous permet de voir cela comme des œuvres. C’est en fait la question de la transmission qui se pose… Chaque chose qui est entreprise dans ce monde doit à un moment être acheminée, et être donnée soit à sa progéniture, soit à ses contemporains, car on se doit de partager cette culture. Finalement, ce savoir, qui a parcouru des siècles et des siècles, nous parvient sans grand changement, si ce n’est la manière infime dont la figure se transforme. Malgré le temps, il est resté intacte, et c’est ce qui m’intéressait. Je souhaitais mettre en avant la dimension culturelle et artistique parce que j’y trouve du sens.

Quelle est la différence entre votre travail et celui de votre mère et des femmes potières ?

Leur travail je ne peux pas le faire, c’est impossible ! Ce qui est bien avec ce qu’elles font, c’est l’imperfection de l’objet ! Moi je travaille l’arrondi comme j’aimerais qu’il soit… Pour elles, ce qui est essentiel, c’est qu’il y ait une représentation du galbe puis le reste ce n’est pas grave…Enfin en tout cas elles ne voient pas d’imperfection dans ce qu’elles font. Elles accomplissent un geste qui est machinal. Elles ont, je dirais, une « intelligence du geste ». Ce sont des femmes qui n’ont jamais connu l’école, mais la manière dont elles produisent ces choses-là est remarquable ! Elles comprennent que l’association des formes construit un objet. Moi sans croquis je ne peux rien faire !

Et selon vous, comment ont été choisis les symboles ?

C’est la question que je me pose ! Je ne sais pas, je sais seulement qu’il y a une représentation. Quand je parle de la manière dont ses femmes ont reproduit l’extérieur, j’imagine une femme observant la nature, et comme la nature est loin, elle la rapproche d’elle en la transcrivant sur un mur. Et puis, on est dans l’abstraction, et non pas dans la figure. Le peintre figuratif tentera de représenter par le vide et le plein, ce qu’il observe, mais là non, c’est une interprétation personnelle. Je représente la lune comme j’ai envie de la représenter ce n’est pas forcément un rond. C’est une autre symbolique qui est propre. J’aurais aimé rencontrer la première femme, ou le premier homme on sait pas [rires], qui a dessiné ça !

Alors comment décrypter ces symboles ?

On fait un décryptage « élément par élément ». Par exemple, chez nous, la présence du serpent dans les maisons veut dire ange gardien. Et cette représentation est identique chez les Burkinabés. C’est presque une représentation d’une symbolique paternelle. Il serait prétentieux de dire que je sais décrypter ces signes là… Non, il y a quelques signes qui sont souvent répétés, donc on les reconnaît.

Aucun signe n’est dessiné de manière similaire. Chaque potière en reprenant le dessin, introduit un élément. C’est vraiment sa touche personnelle ! Le signe subit des contractions, des changements. Ce qui conduit à une difficulté d’interprétation, mais il existe quand même un substrat commun, qui est celui du dessin originel.

Pouvez-vous nous parler de vos tableaux et de votre travail ?

Par exemple, prenons le tableau sur la Baie d’Alger. La mer qui est représentée ici, est remplie de signes berbères, c’était vraiment une manière de descendre la culture jusqu’aux tréfonds des océans …culture inobservable et complètement occultée.

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Exposition pour le 10ème congrès de la Société Algérienne de Rhumatologie (Hôtel Aurassi) Alger

Sur le tableau suivant, on a le symbole de fertilité avec la graine, fertilisée par le rapport au soleil. Ensuite très schématiquement j’ai inséré un mouvement très sinusoïdal, très escarpé. C’est une technique de relief qui est utilisée dans les jarres. On a aussi une symbolique de bateau se frayant un chemin dans l’eau. L’eau nous renvoie à une pureté, à quelque chose de clair, de limpide, et en même temps d’incompressible. La notion de liberté est ici représentée par l’eau et son mouvement. L’eau c’est également la source, il y a donc aussi la représentation d’un univers féminin qui est clos : les choses se disent entre femmes et ne peuvent pas être entendues par les hommes….

Amar_Lounes_tableau_kabyle

Exposition à Tlemcen

Et du coup, pour faire ce travail sur les signes vous avez réussi à vous immiscer dans cet univers ? Ou c’est votre mère qui vous a transmis ces connaissances ?

Il y a tellement de pudeur dans la langue, qu’on a du mal à avoir toutes les réponses aux questions que l’on se pose. Il y a beaucoup de choses qui ne peuvent pas être dites. On repart toujours avec les mêmes lacunes qu’en arrivant ! Par contre, une femme pourrait, je crois, entamer ce travail sur les signes. Le problème est qu’il n’y a presque plus de potières, et en trouver qui pourraient donner ce savoir avec la même intensité n’est pas évident. Pour moi, c’est une curiosité presque féminine que j’ai, parce que ma mère travaille ça, et que j’y ai trouvé un intérêt.

Savez-vous si elles vendent leurs poteries ?

La vente est un concept moderne et récent. Originellement, la poterie est faite pour répondre aux besoins d’usage d’une famille. En revanche, il y a eu échange. C’est-à-dire que l’objet de terre modelé était un élément de transmission de village en village. Les poteries pouvaient être des parchemins transmis pour décrire des situations. Si par exemple, il y avait un éventuel mariage entre un homme d’un village et une femme d’un village voisin, les rencontres aux sources étaient sujets à des discussions sur les futurs mariés. Ensuite, les femmes, pouvaient peindre une symbolique, une certaine caractéristique de cet homme ou de cette femme et transmettre les informations. Là encore ce ne sont que des suppositions. Mais si l’ornement existe, c’est qu’il y a message à transmettre….

Vous avez dit que chaque chose devait-être transmise, mais aujourd’hui il est pourtant difficile de préserver et de transmettre l’artisanat kabyles aux jeunes, pourquoi ?

En effet, pour moi, cela nous renvoie au manque d’espace de transmission. Pour qu’il y ait transmission il faut un endroit où peuvent se réunir des personnes avec un transmetteur, qui va faire part de sa connaissance à ceux qui l’attendent, sans forcément la demander. La transmission n’a jamais été un acte volontaire… En écoutant, en regardant, on retient le geste. Et parfois à un moment dans notre vie ce geste ressurgit. Je ne peux pas dire qu’il manque de transmission, je suis sûr qu’elle existe. Mais c’est vrai qu’on a tellement d’éléments qui nous donnent de l’information et de la connaissance qu’on se satisfait de cela, et on ne dispose pas de suffisamment de temps pour apprendre une technique ou une manière de faire.

La transmission au fils ne se faisait pas avant ?

La transmission se fait plutôt à la fille. Dans mon cas, c’est du vol ! [rires] J’ai tout appris par l’observation et le mimétisme. Mais quand une personne a un réel intérêt pour l’art, dans son acception la plus large il peut y avoir transmission. C’est à dire, qu’on n’est pas porteur d’un projet dès la naissance, on le reprend quand quelqu’un le délaisse ou bien nous le fait don.

Jusqu’à présent même quand ma mère me voit faire, elle me dit « moi je fais tout et toi tu viens dessiner », alors que j’ai aussi envie de contrôler la consistance de la terre qu’on met, etc. Elle aimerait que je ne touche pas la terre mais c’est tellement agréable d’avoir les mains pleines de terre et d’argile !

Pensez-vous que de plus en plus de fils vont apprendre l’art de la poterie ?

Statistiquement je n’en ai aucune idée ! Mon souhait est que plus de gens s’y intéressent. Il y a selon moi un travail intellectuel à entreprendre. Comme on peut analyser une peinture impressionniste par exemple, on peut aussi travailler sur l’analyse picturale d’un objet terre.

Y’a-t-il encore une place pour l’artisanat utilisé comme de l’artisanat ou est-ce que cela doit passer maintenant par l’art pour être développé ?

Non, quand j’emploie le terme « art », je fais appel à des Hommes qui peuvent valoriser cette technique par une démarche intellectuelle. Le statut « d’artisanat » m’intéresse encore plus, car là on a le droit de se tromper. On n’est pas obligé de dessiner comme un étudiant, ou un peintre qui sort d’un système académique qui doit exécuter ses figures comme il les a apprises. Ici le terrain est fait pour l’improvisation ! On procède par tâtonnement et on est souvent étonné par le résultat. Il n’y a aucune garantie ! Pour moi, la notion d’artisanat doit être protégée. D’ailleurs dans « artisanat » il y a art. L’artisanat est constitué par l’art.

Et selon vous de quoi a-t-on besoin pour que cet artisanat perdure ?

Ce qui me rendait service il y a 20, 30 ans ou 100 ans, je voudrais qu’il me rende service aujourd’hui encore mieux. Là il y a une réflexion à engager sur l’esthétique et l’art.

Je me suis intéressé à l’artisanat en étant en France, en mettant de la distance avec la Kabylie. Cette distance permet de réapprendre grâce à un prisme d’ailleurs. Le regard porté sur ce travail est différent. Si les jeunes voyaient cette portée, ils pourraient prendre conscience que c’est un patrimoine. Mais c’est notre vision qui doit changer la leur….

Pour finir, quel lien gardez-vous avec la Kabylie ?

C’est un lien indéfectible ! C’est l’héritage d’une grande tradition, un lien avec la terre. Le plus important et le plus précieux est le rapport à la langue et au langage, puisqu’il nous rappelle pour qu’on se souvienne. C’est ce qui fait le lien entre hier et aujourd’hui, entre nous et ceux qui nous précédés…s’zik igela tura

Retrouver l’ensemble du travail d’Amar Lounas en suivant ce lien : http://alounasarchitecture.com/artsetartisanats/